Les ÉLECTIONS américaines ? Réflexion profonde par Dr Alcius Gérard J Kennedy
L’élection de Donald Trump au poste de président des États-Unis constitue-t-elle une véritable énigme ou bien n’est-ce pas simplement l’écart entre la réalité et un certain nombre de schèmes d’appréhension de la réalité lourdement incrustés dans nos consciences qui ont engendré une telle stupéfaction lorsque le verdict final est tombé sur nos écrans ?
Tant de gens se demandent en effet, malgré la division du vote, comment un homme comme Donald Trump a pu franchir une à une toutes les barrières qui le séparaient de la Maison-Blanche : la réponse est que ces barrières étaient devenues au plus haut point «friables et fragiles» et qu’il n’a suffi que d’un peu de spectacles et de rhétorique pour les faire voler en éclats.
Pour bien comprendre l’élection de Donald Trump, il faut opérer une sorte de déconstruction du principe de réalité en général et du principe de réalité politique en particulier.
Le principe de réalité global qui s’est imposé depuis la deuxième Grande Guerre dans nos démocraties libérales avancées est construit sur un certain nombre de principes (valeurs) effectifs qui pour avoir acquis une réelle «puissance métaphysique» relativement à la teneur de ce même principe de réalité, ne possèdent pas la densité rigoureuse et l’absolue consistance que nous leur attribuons sans même réfléchir. Ainsi partons-nous avec la présomption indiscutée que la personne qui se présente comme candidat à l’élection d’un poste comme celui de président sera nécessairement une personne raisonnable et pragmatique, une personne sensée et modérée, une personne relativement soucieuse du bien-être des citoyens et respectueuse des institutions, une personne qui croit en la démocratie et qui se méfie des schèmes idéologiques «extrémistes», une personne qui croit dans notre société de droits et dont le comportement personnel et citoyen se présente au moins comme «acceptable» …
Mais ces a priori au travers desquels nous percevons le réel ne sont pas des universaux intemporels enchâssés dans une Chartre surnaturelle et immatérielle. Au contraire, ces a priori culturels sont des acquis fragiles qui se sont massivement effrités au cours des dernières décennies, mais au sujet desquels nous faisons preuve de «dénégation».
Nous refusons, collectivement parlant, de regarder la réalité en face quant à la solidité réelle de ces précieux acquis socioculturels arrachés difficilement des violences immondes et des souffrances abominables endurées pendant les deux grandes guerres entre autres. Durant les dernières décennies, les principes sacrés qui balisaient le principe de réalité en civilisation occidentale se sont sérieusement effrités et dissous – assez évidemment pour qu’une personnalité comme celle de Donald Trump puisse apparaître non seulement comme acceptable aux yeux de millions d’Américains, mais puisse également apparaître comme un leader charismatique, un modèle à suivre et même un sauveur pour la nation.
Les contradictions qui affectent et dénaturent nos démocraties ont tellement «gonflé» sans trouver de résolution un tant soit peu viable que les citoyens en sont venus à ne plus croire aux beaux principes et aux idéaux fondateurs qui avaient réussi jusque là à tempérer et à réguler la vie sociale et collective : les écarts de richesse ont atteint des degrés intolérables et les plus riches d’entre les citoyens peuvent aisément échapper à tout contrôle social, l’individualisme exacerbé a largement réduit au néant les solidarités fondamentales hier encore indiscutables (le filet de sécurité sociale), la cohésion sociale a atteint un point de désagrégation dangereux pour la bonne marche des processus interpersonnels et institutionnels. Nos démocraties d’aujourd’hui carburent à l’indifférence, à l’égoïsme des passions, à l’individualisme exacerbé, au cynisme et au désabusement extrême, à l’intérêt personnel et au mieux corporatiste, à l’avidité et au profit … nos sociétés carburent souvent aux petits abus de pouvoir, au chantage à dose homéopathique, au jeu et au hasard, aux relations et fréquentations malsaines, aux petites combines illicites …
Alors ce sont toutes les «idéalités», les «certitudes» et les «a priori» dont nous avons hérités qu’il faut revisiter pour comprendre que les discours sur lesquels nous basons nos analyses des phénomènes comme les élections, la représentation politique, et la bonne gouvernance, sont des schèmes d’appréhension du réel dépassé par l’histoire. Tous ces beaux discours mille fois diffusés (soi-disant constitutifs de notre principe de réalité) sur l’engagement citoyen, sur les mécanismes d’intégration des jeunes dans la société, sur la formation de personnalités modérées, raisonnables, ouvertes, équilibrées et socialement engagées, sur la réalisation de ses aspirations nobles, sur la genèse d’une vie familiale heureuse – sont tous des schèmes d’aperception du réel qui pour participer encore de notre principe de réalité n’en sont plus les principes indépassables et les piliers indestructibles.
Il est donc faux d’affirmer que Donald Trump serait l’incarnation de ce qu’il y a de pire aux États-Unis : non, Donald Trump incarne ce que sont largement devenus, dans les faits, nombre d’Américains (femmes et hommes confondus !). Sensible aux arguments de Donald Trump, l’Américain moyen a souvent du ressentiment et de la haine, accumulés au fil des ans – parce que l’emploi qu’il occupait a été délocalisé en Chine et que ni la compagnie américaine (soucieuse de profit uniquement), ni son gouvernement n’ont fait quelque chose pour lui. Comme Donald Trump, qui ne paye pas d’impôts, le citoyen moyen cherche souvent à déjouer l’impôt, à travailler au noir et à organiser quelque petites combines qui lui permettront de s’enrichir sans en redonner au collectif. Comme Donald Trump, le citoyen moyen ou anonyme si l’on veut est devenu cynique, désabusé, déconnecté, parfois un peu agressif relativement à des politiques d’accueil d’immigrants envers lesquels il n’éprouve pas de réelle empathie/sympathie, mais qu’il perçoit aisément comme des concurrents potentiels au niveau de son travail. Comme Donald Trump, le citoyen anonyme se méfie de toute forme d’intervention institutionnelle cherchant à normaliser, à réguler et à encadrer sa liberté «naturelle» …
Ce qu’il faudrait donc affirmer, c’est que si Donald Trump ne représente et n’incarne pas «tout le principe de réalité de l’Amérique» – et qu’il existe toute une autre face de l’Amérique totalement étrangère à l’homme qu’est Donald Trump – il représente et incarne «l’autre moitié du principe de réalité de l’Amérique» et non pas comme on a tendance à le croire mécaniquement une «excroissance monstrueuse» de l’Amérique. Cette face assurément moins «vertueuse» de l’Amérique constitue un vecteur constitutif central du principe de réalité de l’Amérique et il faut arrêter de se cacher la face dans le sable et croire encore à une Amérique ouverte et généreuse, multiculturelle et fusionnelle, conviviale et compassionnelle dans son «essence» : cette Amérique là, sous sa forme idéalisée, n’a sûrement jamais existé, mais chose sûre c’est que si elle a existé elle n’existe plus !
Il en est de même pour ce qui concerne les impératifs, dans les démocraties avancées, qui régissent notre principe de réalité politique depuis la deuxième Grande Guerre à tout le moins : un principe de réalité politique fondé sur l’intérêt public et les artefacts démocratiques lourds (parlement souverain, système judiciaire indépendant, division des pouvoirs, représentation politique, etc.), sur une gouvernance désireuse d’accroître le bien-être des populations (programmes, services à la collectivité, politiques publiques constructives, etc.), sur une volonté de faire grossir la classe moyenne et d’accroître ses richesses et son pouvoir d’achat, sur un désir profond et convaincu de construire la paix entre les nations, de promouvoir la démocratie, d’aider les plus démunis, d’intensifier les échanges et d’ouvrir les frontières, sur une gouvernance et des gouvernants soucieux de faire respecter les droits et les libertés, et ce, pour tous les citoyens, sur le fait de dirigeants raisonnables, pragmatiques et ouverts susceptibles de maintenir les équilibres, d’élaborer les compromis nécessaires, de développer des solutions démocratiques afin de résoudre les problèmes rencontrés …
Mais les principes sacrés qui ont tant bien que mal réussi à réguler la vie politique et institutionnelle de nos sociétés depuis la dernière Grande Guerre se sont bel et bien dissous et effrités eux aussi : il est terminé le temps où les gouvernements cherchaient à élargir la palette des droits pour les citoyens les plus démunis ; il est terminé le temps où les gouvernements cherchaient à améliorer la couverture sociale ; il est terminé le temps où les gouvernements s’engageaient à travailler à améliorer l’égalité des chances pour tous les citoyens ; il est terminé le temps où les gouvernements portaient des projets politiques forts allant dans le sens de conquêtes sociales progressives et fondamentales ; il est terminé le temps où l’équilibre entre l’État, les syndicats et les entreprises permettaient de trouver des compromis nationaux bénéfiques pour l’ensemble des travailleurs et des acteurs sociaux …
Ce sont toutes ces mutations et ces transformations subtiles et progressives, mais profondes, au cœur même de la société – mutations qui ont été négligées par les analystes, les discours (officiels), les médias, les experts … qu’incarne Donald Trump. Le temps des «gentils» est révolu : ce temps où dominaient les discours (et les actions) fondés sur de nobles sentiments envers l’humanité, ce temps où il fallait absolument tenir des discours «politically correct», ce temps où il fallait œuvrer pour la paix et travailler à la réconciliation entre nations, ce temps où il était impératif d’affecter .7% de son budget à l’aide internationale, ce temps où il était de mise d’accueillir des personnes classées «réfugiés politiques» ou encore des personnes «vivant dans la pauvreté extrême», ce temps où il fallait ouvrir nos frontières à tous les produits – même ceux provenant de pays qui ne respectent pas vraiment les règles du commerce international …
Donald Trump incarne la face sombre, mais bien réelle et bien vivante de l’Amérique. Les forces du mal existent et il y a bien longtemps que la société américaine ne possède plus les outils pour «exorciser» à la source même les démons qui la hantent. Il y a bien longtemps déjà que le luxe, la célébrité, l’argent, le pouvoir et le prestige ont remplacé la morale du dévouement social, l’éthique du citoyen responsable ou encore la dynamique du service à la collectivité. Si on superpose à cette évolution moderne et plus récente la logique d’une civilisation construite sur un certain nombre d’archétypes très vivants qui continuent d’alimenter l’imaginaire des concitoyens américains, l’élection de Donald Trump cesse d’être une énigme pour devenir un phénomène parfaitement compréhensible : il suffisait de construire des «modèles psychosociologiques» non pas fondés sur des idéalités dépassées par l’histoire, mais par des modèles adaptés à la réalité de nos sociétés postmodernes.
L’imaginaire des Américains se nourrit encore à des sources qui la plupart du temps ne sont pas ou plus celles auxquelles se nourrit le citoyen allemand ou japonais : l’idéologie du «self-man made», la logique du «self-defence», une méfiance congénitale envers toute intervention étatique ou institutionnelle – toujours considérée comme suspecte et répressive par rapport au fait brut de notre liberté naturelle, la possibilité pour tous de réaliser leurs rêves (même les plus fous) et d’aspirer à toutes les positions sociales existantes (quelque soit son origine), la participation à une communauté restreinte et autarcique (en opposition à de gigantesques sociétés ouvertes), le droit de vivre sans foi ni loi, le rejet des «loosers» et l’adhésion automatique envers ceux qui apparaissent comme des «gagnants» … Et c’est cet imaginaire de fond qui a rendu possible l’élection d’un type comme Donald Trump au poste de président des États-Unis.
Pour des pays comme Haïti et pour les pays dits du tiers monde en général, l’élection de Donald Trump sonne la fin d’une époque dominée par l’idéologie progressiste d’un développement harmonieux de tous les peuples de la terre, et ce, dans le respect des droits et libertés individuelles. Mais à nouveau il ne faut pas croire que Donald Trump instaure une rupture brutale avec cette idéalité universelle d’un développement harmonieux de tous les peuples de la terre sous l’égide d’une saine démocratie des droits de l’homme : cet idéogramme global n’était déjà plus que l’ombre de lui-même au moment où tant d’Américains se sont présentés dans les bureaux de vote pour élire Donald Trump.
Car ce que les discours mirobolants et édifiants que l’on entend tous les jours ne disent jamais, c’est que plus d’un siècle d’aide au développement n’a nullement fait régresser les écarts de richesse entre les nations, que plus d’un siècle d’aide au développement n’a nullement fait régresser la logique guerrière et militaire qui gouvernent les relations internationales, que plus d’un siècle d’aide au développement n’a nullement fait régresser la pauvreté, les famines et le mal développement, que plus d’un siècle d’aide au développement n’a nullement fait régresser la volonté de puissance des élites politiques ainsi que la cupidité et l’avidité des entreprises multinationales, etc.
Donald Trump, c’est l’être un peu rustre et grossier qui vient nous rappeler des vérités que nous évitons de regarder en face en nous cachant derrière des discours édifiants et des représentations tronquées de la réalité : Donald Trump incarne le discours froid et cruel d’un monde désenchanté et égoïste que nous cherchons toujours à vivre sous le mode transfiguré du progrès et de la charité universelle.
L’idée n’est pas de nier le travail valeureux de ces millions de personnes à travers le monde, qui œuvrent sans cesse au bien-être de l’humanité, mais de bien comprendre que nous avons également créé des «monstres» et que le développement harmonieux de tous les peuples de la terre ne se réalisera pas tant qu’on ne prendra pas toute la mesure de ce que nous avons tous ensemble construit, au vingtième siècle notamment : soit des armes apocalyptiques capables de détruire la totalité de la planète, des systèmes étatiques lourds omnipuissants et souverains, prégnants et expansifs qui induisent un ordre international rigide toujours fondé sur les rapports de force, des sociétés inégalitaires désormais dépourvues de mécanismes compensatoires efficients, des entreprises privées échappant à tout contrôle sociétal et capable de renverser ou de corrompre des gouvernements entiers, un parc technologique si imposant que les ressources nécessaires à son entretien hypothèquent déjà toute possibilité d’un développement plus modeste, plus équilibré, plus raisonnable et moins énergivore … Donald Trump incarne cette dimension démesurée et désillusionnée de notre monde, une dimension peut-être moins jolie et moins séduisante, mais qui n’en est pas moins parfaitement réelle pour autant.
Les pays dits du tiers monde devront donc plus que jamais apprendre à compter sur eux-mêmes et à renforcer leur autonomie. Plus que jamais, se tourner vers un développement endogène rationnel et efficient, plus que jamais, diversifier leurs formes et leurs modes de développement. Plus que jamais, comprendre que l’Amérique est aussi ce grand pays certes, mais un pays qui lutte pour surmonter ses propres contradictions et que la libération des peuples du tiers monde ne pourra plus passer, désormais, par la sagesse démocratique et par l’aide désintéressée du grand frère américain.
Une élection déterminante dont on n’a pas fini d’entendre parler et qui risque d’engendrer des bouleversements majeurs aussi bien au nord qu’au sud.
Ce texte fait partie des archives inédites des recherches de Dr Alcius Gérard J Kennedy datant du 15 novembre 2016 21:56. Il avait fait l’objet d’un embargo en fonction des ententes qui le proposaient comme piste d’interprétation de la gouvernance de cette administration, pour les éditions partenaires de Réseau HEM International. Réseau HEM Organe le publie afin de libérer la parole avant les élections de novembre.